100146 NOTE D’ORIENTATION EN MATIÈRE DE DÉCENTRALISATION1 LE PROCESSUS DE DÉCENTRALISATION EN TUNISIE, ÉTAT DES LIEUX, ENJEUX ET PERSPECTIVES Cette note présente les principales étapes du processus de décentralisation en Tunisie et partage des enseignements tirés de l’expérience internationale pour l’opérationnalisation des réformes à venir. La note rappelle en premier lieu les raisons de la mise en œuvre de la décentralisation en Tunisie et expose les grands chantiers à mener en vue de son opérationnalisation sur la base de l’expérience internationale. Dans les sections suivantes, la note revient sur le chemin déjà parcouru mais aussi sur les étapes à franchir pour la mise en œuvre effective de la décentralisation en Tunisie. Enfin, au regard de l’expérience internationale la note fait le point sur les défis à relever et les écueils à éviter notamment (i) assurer la légitimité des réformes et l’engagement du Gouvernement à les mettre en œuvre, (ii) créer un environnement propice à la mise en œuvre de ces réformes (par exemple, formation, renforcement des capacités, participation) et (iii) mobiliser les ressources et l’expertise nécessaires pour améliorer la performance. POURQUOI DÉCENTRALISER ? Décentralisation et démocratie. La doit rendre compte à ses électeurs-résidents décentralisation donne l’opportunité aux de l’usage qui est fait de leurs impôts et des citoyens d’exprimer leurs préférences sur les transferts financiers reçus. Cette proximité types de services à fournir au niveau local et contraint les décideurs locaux à mieux allouer sur la façon dont ils doivent être opérés. Au les ressources disponibles aux demandes niveau local, la décentralisation se traduit exprimées par leurs populations. déjà en Tunisie par l’élection au suffrage universel, libre et transparent des autorités Décentralisation et efficacité institutionnelle. décentralisées mais elle favorisera aussi La détérioration et les inégalités de la qualité progressivement des processus participatifs d’accès aux services de base ont été renforcées plus fréquents pour exprimer et valider l’action en Tunisie par la nature et le mécanisme de locale. distribution des dépenses publiques et par le manque de capacités des collectivités locales. Décentralisation et redevabilité. Au travers En améliorant l’adéquation entre demande de la pratique démocratique, la décentralisation et offre de services collectifs locaux, et est un processus qui responsabilise les entre décisions dépensières et exigences de collectivités locales, tant vis à vis de l’Etat financement, la décentralisation vise à une central que des citoyens. En effet, dans une production efficace et économe des ressources démarche de décentralisation, le politique et des deniers publics. LES GRANDS CHANTIERS DE LA DÉCENTRALISATION SELON L’EXPÉRIENCE INTERNATIONALE La décentralisation peut se définir comme le transfert d’autorité et de responsabilités du Centre aux gouvernements et autorités des niveaux intermédiaire ou local. Le processus de décentralisation varie d’un pays à l’autre mais selon l’expérience internationale, il est marqué par les principales étapes suivantes : 1. La décentralisation nécessite une réforme cadre institutionnel tandis que des lois de l’architecture institutionnelle nationale: ordinaires définissent sa mise en œuvre et ses grands principes sont inscrits dans la son opérationnalisation. L’équilibre entre Constitution, une loi organique fixe son les principes à inscrire dans la Constitution 1. Cette note d’orientation est basée sur les études suivantes : Banque Mondiale, Bernard Dafflon et Guy Gilbert, L’économie politique et institutionnelle de la décentralisation en Tunisie : état des lieux, juin 2013; Banque Mondiale, Document d’évaluation du programme pour un crédit proposé d’un montant de 217 millions D’Euros à la Tunisie pour le Programme de développement urbain et de gouvernance locale, juin 2014. Les auteurs remercient les partenaires qui ont contribué à la rédaction des rapports dont est issue cette note de politique, en particulier les ministères et agences du Gouvernement Tunisien, les partenaires au développement et les collègues de la Banque mondiale. 2 NOTE D’ORIENTATION En matière de décentralisation 3 et ceux qui sont laissés aux lois organiques difficilement supportables si elles deviennent ou ordinaires doit faire l’objet d’un arbitrage des disparités. Le principe de solidarité politique délicat pour, d’un côté, ne pas permet d’assurer l’acceptabilité politique et figer trop en détails l’opérationnalisation la pérennité du système de décentralisation de la décentralisation et d’un autre côté, en compensant les disparités au travers ne pas risquer de revenir à un Etat trop du partage de la base d’impôt et d’une centralisé. péréquation des ressources. 2. Le partage des compétences est une 5. Le cadre budgétaire, le plan comptable, question clé du processus de décentralisation les règles budgétaires. Le pilotage de : il s’agit de définir la répartition des tâches la décentralisation ne peut se faire que si entre le Centre et les collectivités locales. le système comptable est correctement La décentralisation étant un processus long, organisé, fournit des informations vérifiées progressif et évolutif, il importe de rester et vérifiables, permet une déclinaison flexible quant aux variations de ce partage adéquate des dépenses et des recettes à des compétences dans le temps et selon les la fois selon les responsabilités déléguées territoires. et dévolues, et selon la nature même 3. Les ressources propres et les transferts des opérations comptables. Le système financiers sont indispensables à la mise comptable doit également déboucher en œuvre effective de la dévolution de sur un système statistique permettant de compétences aux collectivités locales. Les mesurer les progrès de la décentralisation impôts et les transferts servant à financer et doit être institutionnalisé de manière les tâches déléguées ou dévolues au suffisamment simple pour permettre la préalable, il s’agit donc de déterminer (i) participation démocratique au niveau local quels impôts peuvent être décentralisés, et assoir la responsabilité budgétaire. (ii) comment augmenter les ressources 6. La décentralisation implique aussi une propres des collectivités locales, et (iii) dans nouvelle distribution des fonctions, la quelle mesure recourir à l’emprunt. réorientation de compétences existantes, 4. La solidarité et la péréquation: accepter une formation spécifique des agents que les collectivités locales aient une territoriaux, voire des transferts de autonomie décisionnelle c’est également personnes entre le Centre et les collectivités accepter des différences dans l’offre de locales. Ce renforcement des capacités doit services publics locaux. Ces différences sont se faire au fur et à mesure de l’avancement acceptables jusqu’à un certain point mais du processus de décentralisation. LES EXPÉRIENCES DE LA TUNISIE EN MATIÈRE DE DÉCENTRALISATION AVANT LA RÉVOLUTION La paysage législatif relatif aux municipalités et aux finances local est resté quasiment intact au cours de la décennie précédent la Révolution, le Code de la fiscalité locale de 1997 demeurant le document de référence avec seulement quelques simples amendements2. Dans ce contexte, la décentralisation dans la Tunisie pré-révolution demeurait limitée3 en pratique. De fait, les institutions régionales et locales - dépourvues de moyens financiers et humains réels - agissaient sous une lourde tutelle centrale. La faible articulation entre les politiques nationales, régionales et locales, le cloisonnement des planifications socio-économiques et territoriales, un système de finances locales limité, l’absence de représentativité et de participation citoyenne n’offraient pas un cadre propice à un développement régional et local harmonieux, partagé et équitable. Toutefois, quelques projets menés avant la Révolution ont participé à poser les bases du processus de décentralisation en Tunisie. Les Projets de Développement Municipaux mis en œuvre entre 2. Décret n° 98-1254 du 8 juin 1998 / Arrête du MI du 30 mai 2003 / Décret n° 2006-49 du 9 janvier 2006 / Décret n° 2007-1187 du 14 mai 2007 / Décret n° 2007-1186 du 14 mai 2007 / Loi n° 2007-73 du 8 août 2007 / Décret n°2013-2797 du 8 juillet 2013. 3. “Organisation Opérationnelle de la Décentralisation » - Mokhtar Hammami – DGCL Septembre 2014 1992 et 2010 démontrent de l’effort de décentralisation entrepris progressivement par les autorités tunisiennes pour améliorer les services de base au niveau local et renforcer les municipalités. LES ENGAGEMENTS DE LA TUNISIE EN FAVEUR DE LA DÉCENTRALISATION DEPUIS LA RÉVOLUTION La nouvelle Constitution engage fermement la Tunisie dans le processus de décentralisation. Promulguée le 27 janvier 2014, elle consacre la décentralisation en Tunisie et stipule que les collectivités locales doivent pouvoir exécuter leur mandat de fourniture de services locaux de manière entièrement autonome, selon des principes transparents de participation citoyenne et de responsabilité envers leurs administrés. Elle vise à permettre aux collectivités locales de devenir de vrais moteurs de développement, plus réactifs et plus responsables devant leurs administrés. Le chapitre VII stipule notamment que « le pouvoir local est fondé sur la décentralisation » et pose les fondements pour que les collectivités locales puissent atteindre progressivement les 7 objectifs suivants : 1. une autonomie financière et administrative; auprès de leur électorat dans la prise de 2. une démocratie locale participative et des décision et la mise en œuvre des programmes; élections libres des représentants municipaux ; 6. des formes de coopération intercommunale 3. l’attribution formelle de fonctions selon le dans les zones métropolitaines; principe de la subsidiarité ; 7. la restructuration du système de tutelle 4. des sources de revenus propres et des afin de renforcer l’indépendance et la systèmes transparents, objectifs et responsabilité des municipalités et de leur prévisibles de transferts budgétaires donner les moyens de mieux s’acquitter de intergouvernementaux; leurs fonctions essentielles. 5. des structures de gouvernance participatives basées sur la redevabilité des municipalités L’OPÉRATIONNALISATION DES RÉFORMES À VENIR A partir de 2015, le processus de décentralisation en Tunisie devrait se déployer et se structurer dans le temps. Les ministères et agences impliqués travaillent à l’élaboration d’un plan d’action phasé et chiffré permettant de mettre en œuvre les nombreuses réformes prévues. Par ailleurs, le Gouvernement tunisien s’engage à compter de 2015 dans un vaste chantier de réformes4. Parmi toutes les réformes envisagées, le Gouvernement a choisi d’initier en premier lieu la réforme de la fiscalité locale dans la mesure où cette réforme permettrait d’améliorer rapidement la redevabilité des collectivités locales et d’améliorer la qualité des services. Les principaux éléments de la réforme sont les suivants : Réformer le système d’affectation des d’évaluation annuelle de la performance subventions à l’investissement en système des collectivités locales. de subventions « non affectées » à l’entière Faire la distinction entre l’accès aux disposition et discrétion des conseils municipaux subventions globales non affectées et en vue de répondre aux demandes de fourniture l’obligation du recours à l’emprunt. de services et à leurs priorités d’investissement. Introduire un système d’affectation de Remplacer le contrôle ex ante des la subvention fondé sur une formule au investissements municipaux et du système moyen de critères objectifs et mesurables d’approbation par un système ex post qui garantissent un processus transparent et 4. Source : Document d’Evaluation du Programme de Développement Urbain et Gouvernance Locale – Banque mondiale – Juin 2014 4 NOTE D’ORIENTATION En matière de décentralisation 5 permettent d’anticiper les flux de ressources Remplacer l’approche projet-par-projet par transférés de l’État central aux municipalités. une approche basée sur les priorités du Informer les municipalités au début du Gouvernement au travers de l’introduction cycle du programme d’investissement sur d’un système de « subventions affectées», 5 ans du montant de l’enveloppe quinquennale qui permette au Gouvernement de traiter sur à laquelle elles pourraient potentiellement une base transparente et systématique les avoir accès, afin de renforcer leur capacité à politiques jugées prioritaires. planifier leurs investissements de manière plus Introduire un système de renforcement des stratégique et efficace et sur une base plus capacités qui permette aux municipalités crédible de responsabilité et de consultation de rehausser leur performance dans des avec les citoyens. domaines-clés ciblés. LES DÉFIS À RELEVER ET LES ÉCUEILS À ÉVITER AU REGARD DE L’EXPÉRIENCE INTERNATIONALE 5 Aujourd’hui, l’un des défis prioritaires à relever en Tunisie est la tenue des élections municipales et régionales dans les meilleurs délais afin que les collectivités locales et leurs élus puissent pleinement être associés au processus de décentralisation. Au niveau international comme au niveau redevables vis à vis de leurs populations de la Tunisie, l’expérience montre qu’un et d’améliorer leurs pratiques au fur et à engagement politique ferme et total en mesure de l’avancement du processus faveur du processus de décentralisation est de décentralisation. L’évaluation des indispensable à son succès. A ce titre, l’Etat performances des collectivités locales de tunisien devra être le catalyseur du processus façon régulière nécessitera la mise en place de décentralisation, en définissant une stratégie d’indicateurs de performance locale robustes, nationale claire, chiffrée et phasée dans le de méthodes d’évaluation systématiques, tout temps, en encadrant les débats, en procurant cela malgré un relatif manque de données et un environnement favorable à l’adoption la faiblesse des mécanismes institutionnels des lois sur la décentralisation, en œuvrant permettant d’établir et d’évaluer des standards à l’amélioration des systèmes financiers et de services minimum. en mettant en place un cadrage budgétaire rigoureux. Le Gouvernement devra aussi veiller à mettre à disposition des ressources tant pour la Alors que les précédents projets de formation que l’assistance technique développement des collectivités locales en à la demande. Ces ressources pourront Tunisie visaient l’amélioration de l’efficacité être mobilisées en fonction des écarts de organisationnelle, aujourd’hui il s’agit de performance identifiés. mettre l’accent sur la performance des collectivités locales. A ce titre, le défi est de Au-delà de ces impératifs, l’amélioration de la créer un cadre incitatif pour que les collectivités fourniture des services et des infrastructures locales atteignent de meilleurs résultats à tous des collectivités locales ne peut pas être les niveaux. optimale si les citoyens ne disposent pas des connaissances ou des moyens nécessaires Dans un contexte de réforme orientée sur pour influencer la prise de décision au le résultat, il apparaît crucial d’améliorer niveau des collectivités locales. La mise en les systèmes de suivi et d’évaluation place de nouveaux outils pour permettre aux pour renforcer l’apprentissage. Ce n’est citoyens de participer à la prise de décisions qu’au travers d’un tel système que les et au suivi des résultats des projets locaux collectivités locales auront les moyens d’être constitue un défi à relever dans la durée. 5. Source : IEG Decentralization in Client Countries – An Evaluation of World Bank Support – 1990-2007 . The World Bank 2008 et document interne Banque mondiale L’expérience internationale souligne aussi l’importance d’une coopération inclusive entre les différents services ministériels et entre les ministères sectoriels, à différents niveaux de gouvernement sur des thématiques aussi différentes que l’amélioration des sources de revenus des collectivités locales ou la clarification des responsabilités des autorités décentralisées La question des partenariats stratégiques avec les bailleurs de fonds pour un appui efficace dans la durée est aussi au centre des retours d’expériences à l’international. Le Gouvernement pourrait trouver utile de renforcer la coordination des appuis au processus de décentralisation si la fragmentation des initiatives des différents bailleurs de fonds nuisent à leur efficacité. Enfin, l’expérience internationale montre que, si elle est mal maîtrisée, la décentralisation peut aussi générer des effets négatifs importants qui sont autant d’écueils à éviter en Tunisie : en Bolivie et en Russie, en l’absence de mesures appropriées, la décentralisation s’est révélée être un vecteur d’inégalités régionales ; Au Pakistan ou au Pérou, les municipalités ont été « captées » par les élites locales au détriment d’une amélioration des services pour les plus pauvres et les zones périphériques ; De manière générale, il s’agira de faire attention à ce que la décentralisation ne « décharge » par l’Etat central de ses responsabilités dans des secteurs clés comme l’éducation, la santé de base ou l’eau; Enfin, la coordination entre les gouvernements locaux des zones urbaines et des zones rurales est indispensable pour éviter une fragmentation du processus de décentralisation comme ce fut le cas en Inde. CONCLUSION Les réformes institutionnelles liées à la décentralisation représentent des efforts complexes à moyen et à long termes qui nécessitent un certain réalisme et de la flexibilité dans leur mise en œuvre. Pour en améliorer la faisabilité, il serait probablement judicieux de veiller en amont du processus à une simplification et à un séquencement des réformes. De manière générale, tous les acteurs devront reconnaître la nature incrémentale, progressive et évolutive d’un tel changement fondamental dans les politiques, les responsabilités institutionnelles et les procédures opérationnelles. 6 NOTE D’ORIENTATION En matière de décentralisation 7