37791 N°. 266 Septembre 2006 Perspectives économiques inégales : Une étude de cas du régime foncier au Ghana Les institutions évoluent et, au fur et à mesure, leur impact sur la répartition des perspectives économiques change. L'une des façons principales dont les institutions s'avèrent importantes pour les perspectives économiques est leur rôle dans la définition des droits de propriété. Ces droits de propriété, à leur tour, déterminent les incitations à l'investissement. Les droits faibles diminuent la certitude de récolter les bénéfices. Si les droits de propriété ne sont pas les mêmes pour tous, la répartition des bénéfices sera partiale et favorable à ceux qui ont le pouvoir de faire valoir leurs droits. Nous étudions cette relation dans le contexte agricole de la Région de l'Est du Ghana. Notre travail établit la relation à partir d'un ensemble de droits de propriété foncière complexes et explicitement négociables, relatifs à l'investissement et à la productivité agricoles. A la lumière de données d'enquête et de groupe de discussion, nous constatons que, bien que les institutions de régime foncier puissent avoir des avantages, elles contribuent à baisser considérablement la productivité chez ceux qui ne sont pas associés à la hiérarchie politique (notamment la plupart des femmes). Transactions foncières et droits fonciers Dans beaucoup de régions d'Afrique, les transactions, les ventes, les locations en espèces et le métayage explicites des terres sont devenus plus courants au cours des récentes décennies. Toutefois, le consensus qui se dégage de la documentation est que « la commercialisation des transactions financières n'a pas abouti à la consolidation des droits fonciers sous des formes de contrôle individuel ou collectif exclusif comparables aux notions occidentales de propriété privée » (Berry 1993, 104). Au lieu de cela, la terre « est soumise à un chevauchement de revendications multiples et à un débat continu sur la légitimité de ces revendications et leurs implications pour l'utilisation des terres et la répartition des revenus » (Berry, 2001, xxi). Les investissements des individus dans une parcelle particulière peuvent ensuite influencer leurs revendications sur ce lopin de terre de manières complexes : « les droits fonciers accordés aux individus sont davantage renforcés si les exploitants agricoles apportent des améliorations à long terme ou permanentes à la terre, par exemple en plantant des arbres. Toutefois, les droits fonciers ont tendance à s'affaiblir si la terre est mise en jachère pendant de longues périodes » (Quisumbing et al. 2001, 55). Dans un milieu où l'engrais coûte cher, où la terre est relativement abondante et où les récoltes sont suffisamment faibles, la mise en jachère est le principal mécanisme qui permet aux agriculteurs d'augmenter leurs rendements. Une portion importante de la terre agricole en Afrique occidentale est exploitée en culture itinérante, si bien que la mise en jachère demeure l'investissement le plus important dans la productivité de la terre ­ malgré le fait qu'elle puisse affaiblir les droits fonciers. La complexité et la flexibilité des droits de propriété en Afrique sont évidentes dans la zone de notre étude à Akwapim au Ghana. La plupart des terres cultivées par les agriculteurs dans ces villages sont sous le contrôle ultime d'un chef suprême et sont attribuées localement par une autorité matrilinéaire (abusua). Cela ne signifie pas que d'autres formes de propriété/contrats sur la terre n'existent pas ­ le métayage et d'autres contrats de location coexistent, mais l'attribution des terres par l'abusua est la forme dominante de régime foncier. Bien que les individus puissent avoir droit à l'utilisation de certaines terres en raison de leur appartenance à l'abusua, ce droit ne définit pas quel membre particulier d'un abusua cultivera quelles parcelles particulières. Les revendications individuelles sur les terres chevauchent. Pour savoir quelle personne exploitera une parcelle, il faut passer par un processus de négociation complexe et parfois contesté. De plus, les droits fonciers présentent de multiples facettes. L'acte de cultiver une parcelle donnée peut ­ ou peut ne pas ­ être associé au droit au produit des arbres présents sur cette parcelle, au droit de prêter la parcelle à un membre de la famille, au droit de louer la terre, au droit de faire des améliorations, ou au droit de transmettre les droits d'exploitation à son héritier. Le droit d'une personne d'établir et de maintenir la culture sur un lopin de terre particulier, et la portée de ses revendications, suivant les nombreux aspects du régime foncier, sont ambigus et négociables. Par conséquent, « l'aptitude des gens à revendiquer la terre demeure étroitement liée à l'appartenance aux réseaux sociaux et à la participation aux processus politiques officiels et officieux » (Berry, 1993, p. 104). Le régime foncier est un processus politique Ce mode général d'accès négocié à la terre par l'appartenance à un groupe collectif se rencontre ailleurs au Ghana, dans de nombreuses parties de l'Afrique occidentale et dans d'autres régions d'Afrique, bien que les détails varient considérablement. En résumant les conclusions de plusieurs études menées à travers le continent, Bassett et Crummey déclarent : « le processus d'acquission et de défense des droits fonciers est intrinsèquement un processus politique basé sur les relations de pouvoir parmi les membres du groupe social. C'est-à-dire, que l'appartenance au groupe social n'est pas, en elle-même, une condition suffisante pour obtenir et maintenir l'accès à la terre. Le statut d'une personne... peut déterminer, et c'est souvent le cas, sa capacité de s'engager à bâtir un droit foncier » (Bassett et Crummey, 1993, p. 20). Dans notre échantillon, il y a un certain nombre d'individus (environ 26% d'hommes et ... pourcent de femmes) qui exercent des fonctions de pouvoir social ou politique dans leur village ou abusua. Parmi les fonctions typiques figurent le chef de famille (abusuapanyin), le porte-parole du chef (okyeame), l'aîné de la famille ou sous-chef. Il ne s'agit pas de postes gouvernementaux officiels. Ils représentent plutôt des postes importants au sein des hiérarchies politiques locales. Dans nos études initiales des données quantitatives, nous avons constaté que ces individus étaient les plus susceptibles de faire l'investissement le plus important dans ce système agraire de culture itinérante : en laissant la terre en jachère. En effet, la grande différence initiale que nous avons constatée dans les rendements entre les parcelles dirigées par les hommes et celles dirigées par les femmes a disparu dès que nous avons tenu compte de la mise en jachère. La principale variable qui expliquait la mise en jachère était le fait que les individus qui exerçaient des fonctions ­ titulaires de fonctions, dont la plupart étaient des hommes ­ mettaient leurs terres en jachère bien plus longtemps que les autres. D'autres études statistiques montrent que cela ne résulte ni de la richesse ni de la qualité ni de la quantité des terres ; il est dû à leur position dans la hiérarchie sociale. Ce régime précaire comporte des coûts importants. Pour la plupart des agriculteurs (à savoir, les non titulaires de fonctions) une année supplémentaire de jachère serait associée un rendement accru prolongé de 20 à 50 pourcent. Ceci indique comment le système politique de régime foncier laisse de grands domaines de profit non exploités pour ceux qui n'ont pas les bonnes connexions. Un calcul spéculatif permet de voir ce résultat de niveau local dans son contexte. Environ 434.000 hectares des terres cultivables du Ghana sont emblavées en maïs et manioc et situées dans quatre Régions où l'on pourrait s'attendre à ce que le régime foncier soit similaire. Si les pertes de rendements dus à la jachère inefficace sont similaires sur toutes ces terres, alors nous estimons que l'ensemble des coûts se chiffre entre 198 milliards de cedis et 292 milliards de cedis ou 1,4 à 2,1 pour cent du PIB de1997. On peut également essayer de voir ce chiffre dans son contexte par rapport à la gravité de la pauvreté. En utilisant les données de l'enquête nationale menée en 1998 dans les ménages, on estime l'écart de pauvreté à 14 pourcent du seuil de pauvreté (l'écart de pauvreté est une mesure du niveau moyen du pauvre en dessous du seuil de pauvreté). Nous pouvons utiliser ce chiffre pour calculer l'ensemble de l'écart de pauvreté (à savoir, le montant qui, si parfaitement ciblé, amènerait tout les pauvres au seuil de pauvreté). Le gain de productivité qui résulterait de la sécurité accrue du régime foncier dans ces quatre régions couvrirait environ 13 à 19 pourcent de l'écart national de pauvreté. Etant donné que le maïs et le manioc sont des cultures de subsistance indispensables au Ghana, les implications d'un meilleur régime foncier sur la pauvreté sont décidément grandes. Une espèce de filet de sécurité Ceci semblerait être un simple cas pour institutionnaliser les droits fonciers, en veillant soigneusement à supprimer l'influence politique de la sécurité foncière. Toutefois, aucune institution ne naît dans le vide. Nous avons ramené les résultats initiaux de notre recherche à la zone d'enquête pour les discuter avec les groupes de discussion. Les participants au groupe de discussion ont révélé que l'un des rôles centraux du processus d'attribution de terres basé sur l'abusua consistait à fournir la terre à ceux qui étaient dans le besoin. A cet égard, l'efficacité du système est assez évidente ­ même les individus plus pauvres dans ces communautés ont un peu de terre à cultiver. Toutefois, la définition exacte du besoin était tout à fait ambiguë. En effet, plusieurs groupes de discussion ont soutenu que la mise en jachère de la terre indiquait que l'on n'avait pas besoin de l'aide de l'abusua. Un recherche statistique plus approfondie semble confirmer cette information imparfaite concernant le besoin de terre : ceux qui sont associés à l'autorité politique ont le pouvoir de communiquer leur besoin sans avoir à cultiver continuellement leur terre. Ceux qui sont moins associés ne peuvent pas cesser de pratiquer la jachère aussi souvent car cela indiquerait qu'ils n'ont plus besoin d'aide. En fin de compte, ce système présente un problème épineux aux décideurs politiques, étant donné surtout que la pression démographique contribue à raccourcir les périodes de jachère. Le système foncier basé sur l'abusua semble servir d'espèce de filet de sécurité, qui permet à toute personne qui a besoin de terre d'en avoir au moins un peu. Toutefois, le coût lié à ce filet de sécurité est élevé, la terre est exploitée de manière inefficace, et ceux (notamment beaucoup de femmes) qui ne sont pas associés à la hiérarchie politique qui attribue les terres perdent d'énormes avantages potentiels. Références : Bassett, T. et D. Crummey (1993). Land in African Agrarian Systems. Madison: University of Wisconsin Press. Berry, S. (1993). No Condition is Permanent: The Social Dynamics of Agrarian Change in Sub- Saharan Africa. Madison: University of Wisconsin Press. Berry, S. S. (2001). Chiefs Know their Boundaries: Essays on Property, Power and the Past in Asante, 1896-1996. Portsmouth: Heinemann. Berry01; ID: 2680. Quisumbing, Agnes R., Ellen Payongayong, J.B. Aidoo, and Keijiro Otsuka. "Women's Land Rights in the Transition to Individualized Ownership: Implications for the Management of Tree Resources in Western Ghana," Economic Development and Cultural Change, 50(1): 157-182. 2001. Cet article est extrait de Promotion du développement, Banque mondiale, février 2006. Cet article est basé sur un document de travail de Yale University ­ Les avantages du pouvoir : Droits fonciers et investissement agricole au Ghana. Le document est disponible en ligne à l'adresse suivante :http://www.econ.yale.edu/~cru2/pdf/goldsteinudry.pdf. L'auteur, Markus Goldstein, est économiste au sein du Groupe de la réduction de la pauvreté, Banque mondiale, et Christopher Udry est Directeur, Centre de croissance économique, et Henry J. Heinz est professeur d'économie à Yale University.